Le cas de la photographie post-mortem

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Cet article est réservé à un public averti. J’y parle de la mort et montre des photographies anciennes de personnes décédées, dont des enfants.

Introduction

Nous sommes en pleine spooky season et celle-ci a aussi droit à ses marronniers, c’est la règle. Il y en a de moins pénibles que d’autres mais ça dépend quoi et ça dépend pour qui. Un sujet réapparaît souvent çà et là avec la petite odeur de soufre dont on l’accable, ce qui fait rouler mes yeux loin derrière. Vous savez de quoi je parle, c’est écrit dans le titre. La photographie post-mortem est pourtant un sujet très sérieux. Pas juste des anecdotes chelous vieilles d’un siècle et demi qu’on se raconte pour se foutre la trouille.

N’oubliez pas que mon blog reste le reflet de mes opinions personnelles en matière de photographie. Si j’ai fait d’un procédé ancien mon métier, je n’ai pas de diplôme en la matière, ni en Histoire, mes connaissances viennent exclusivement de mes expériences et de ma curiosité. Ce que j’écris ici pourrait tenir en quelques publications sur un quelconque réseau social, ce qui est plutôt cocasse quand ma première réaction après la lecture d’un fil (trop long) est : “Mais ouvre un blog bon sang de bonsoir !

Sur ce attention, nous allons voir des gens qui sont morts.

Haley Joel Osment dans Sixième Sens dit, la peur dans les yeux, "Je vois des gens qui sont morts."

La photographie post-mortem est, comme la deuxième partie de son nom latin l’indique (la première partie étant grecque, amusant), l’art de photographier après la mort, plus précisément, l’art de photographier des personnes décédées. Je ne sais pas si on peut parler d’art au sens strict ici (bien qu’il soit absurde de placer les mots art et strict dans une même phrase), disons qu’il s’agit surtout d’une tradition et de faits historiques. La pratique est essentiellement européenne, étalée entre le milieu du XIXe siècle et les années 1950, perdurerait dans certaines régions. La mort est alors taboue et, par conséquent, intéressante. C’est culturel et spirituel, la civilisation occidentale a pris l’habitude de cacher la mort aux yeux du monde.

Une expérience familiale

Avez-vous déjà fait l’expérience de l’observation, de la veille d’une personne décédée ? Aujourd’hui, dans la culture occidentale, du côté des catholiques comme des laïcs (je ne sais pas comment ça se passe chez les autres), une personne décédée peut être visitée au moment de la mise en bière, le plus souvent dans un funérarium. Aucune obligation, nous faisons selon nos sensibilités. En septembre 2020, ma grand-mère est morte. Je suis allée la voir dans son cercueil ouvert alors que je n’avais jamais vu quelqu’un de mort, quelqu’un que je connaissais. J’ai tenu à entrer dans cette salle sans raison particulière, pas besoin d’intellectualiser. Cependant, avant d’ouvrir la porte, j’ai été traversée par une légère brise d’anxiété culturelle. Je suis née et j’ai grandi dans une société dans laquelle la mort n’est pas considérée comme normale alors que, aux dernières nouvelles, nous allons mourir, c’est indéniable, et nous n’allons pas nous attarder sur l’âge le plus adéquat pour ce faire. La brise est passée après quelques secondes et je suis entrée dans cette salle que l’on pourrait confondre avec un cabinet d’esthétique. Même lumière tamisée, même musique insipide pseudo relaxante, mêmes huiles essentielles diffusées, il y a juste un cercueil au milieu de la pièce avec une personne sans vie dedans. D’un point de vue pragmatique, un mort est un corps préparé avec le teint cireux, certes, mais qui semble dormir (dans un cas de mort plus ou moins paisible, entendons-nous). Les émotions ressenties relèvent ensuite d’une histoire personnelle avec le défunt. Ma grand-mère avait les mains jointes sur un gilet mauve et j’ai été surprise de voir sa bouche ouverte en forme de bec d’oiseau qu’elle n’avait pas de son vivant. À cet instant, je me souviens avoir pensé qu’un thanatopracteur était censé faire un peu de couture. Bref, je n’ai pas trouvé ma grand-mère reconnaissable mais j’ai gardé une attitude détachée, assez formelle. Je n’ai ressenti aucune émotion particulière. J’ai fait acte de présence sans que personne ne me demande rien, j’ai juste pensé que c’était la chose à faire tout en la considérant comme très anecdotique.

Quand la mère de ma grand-mère est morte en 1987, son corps a été veillé à domicile, sur son lit, dans la plus pure tradition catholique. Et puis on a demandé à ma mère de la photographier, acte vécu comme une bizarrerie de la part de la principale intéressée. Je n’ai jamais vu cette photo, ne la verrai sans doute jamais et je le regrette bien. En y réfléchissant, j’aurais aimé avoir la présence d’esprit de photographier ma propre grand-mère dans son cercueil. J’ai conscience que cela peut choquer mais Memento mori, souviens-toi que tu meurs, c’est une simple façon de rester stoïcienne.

Un peu d'histoire

Pour mieux vous situer sur l’échelle du temps, sachez que la toute première photographie a été réalisée par Nicéphore Niépce en 1827 depuis une fenêtre de sa maison. L’année suivante, il s’est associé à Louis Daguerre pour plancher sur un nouveau procédé afin de rendre la photographie toujours plus facile et performante. Le daguerréotype est présenté au monde en 1839, le brevet est acquis par le gouvernement et rendu public. La possession du matériel nécessaire était un luxe mais la démocratisation de la pratique, avec l’apparition d’un tas de nouveaux procédés, s’est répandue comme une traînée de poudre, sans doute une raison concrète pour laquelle le gatekeeping n’a pas sa place en photographie.

La photographie post-mortem découle en partie de la démocratisation des procédés. C’est pourtant une pratique qui ne sort pas de la sphère familiale, la mort reste intime. On immortalise – ce mot a toute son importance – ses proches afin d’accompagner le deuil et de produire un souvenir matériel qui sera d’ailleurs peut-être le seul qui représente son sujet. Des ateliers se spécialisent, le plus connu en France étant Frascari qui, dès 1842 à Paris, se déplace à domicile pour photographier les morts sur demande des familles.

Là où la créativité prend forme, c’est qu’on ne se contente pas de photographier le corps sur son lit en position de gisant. On le fait, bien sûr, mais on met aussi le corps en scène, n’en déplaise aux quelques ignares qui affirment le contraire sur Reddit. On érige des stratagèmes pour que le mort pose assis ou debout, en tenue quotidienne ou d’apparat, seul ou en famille, et, une fois la photographie matérialisée, on la manipule pour donner une illusion de vie (on rosit les joues, redessine les pupilles). La mortalité infantile étant élevée, il n’est pas rare de voir des enfants morts photographiés dans les bras de leur mère puisque seuls ces clichés témoignent de leur représentation physique.

Sur cette image, on peut voir le système de cale placé derrière la tête du défunt pour le maintenir assis.
Un enfant repose sur son lit de mort et est photographié avec, on le suppose, ses frère et sœur. Notez que ces derniers sont flous, ce qui témoigne du temps de pose parfois long pour prendre une photographie. Le défunt, quant à lui, est parfaitement net.
Une jeune fille et ses parents. Ses yeux ont été ouverts et ses joues rosies, comme celles de ses parents, pour maintenir une illusion de vie. Les parents sont flous pour la même raison que sur la photo précédente.
Jeune femme sur son lit de mort, par Ole Tobias Olsen. Norvège, entre 1860 et 1900.
Une jeune fille maintenue debout avec ses parents. Ses pupilles ont été redessinées.

Quelques stars de l'époque

Nadar, de son vrai nom Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910), est probablement l’un des photographes les plus illustres du XIXe siècle. Il était un peu le photographe des stars et aussi l’inventeur du gif (c’est une blague, c’est Steve Wilhite).

Autoportrait tournant, Nadar, vers 1865

Nous devons à Nadar quelques portraits sympathiques de Charles Baudelaire, Emile Zola, Sarah Bernhardt et de Victor Hugo qu’il a photographié vivant puis mort, le 22 mai 1885 (101 ans et 1 jour avant ma naissance). L’écrivain est représenté sur son lit de mort et Nadar a travaillé la lumière et tendu un drap noir dans le fond pour obtenir ce résultat :

Peu avant, en 1880, Achille Mélandri photographie Sarah Bernhardt, encore elle, dans un cercueil, les bras en croix. Cette fois c’est une sorte de canular et il fonctionne si bien que les Américains la croient vraiment morte. Mais enfin Madame Bernhardt est une originale voyez-vous, il se trouve qu’elle passait réellement ses nuits dans un cercueil (parce que pourquoi pas). L’image qui suit nous la montre donc bien vivante :

Sarah Bernhardt allongée dans un cercueil au milieu de son salon.

Saviez-vous que Jean Cocteau est mort d’une crise cardiaque après avoir appris le décès d’Édith Piaf ? Parce que moi, je l’ai appris en rédigeant cet article. En 1963, Jean Cocteau est photographié sur son lit de mort par Vilmos Szecsi, lui-même photographié par Raymond Voinquel alors qu’il est en train de placer sa lumière. Une mise en abyme, en quelque sorte :

Enfin, voici Marcel Proust photographié par Man Ray en 1922 :

Conclusion

On a le droit de trouver ça glauque, voire morbide, mais je crois que c’est notre vision de la mort qui est galvaudée. La photographie post-mortem témoigne bien au contraire d’un grand respect pour nos défunts. La photographie n’a pas inventé cette volonté de marquer son époque, de ne pas être oublié, la peinture avait déjà cette intention quand on commandait un portrait. La photographie pérénnise le souvenir. Aujourd’hui, il n’est généralement plus admis de photographier les morts, d’autant que la mode du funeral selfie (le fait de réaliser un selfie avec un défunt) s’est propagée avec l’ère des réseaux sociaux. Shocking ! Mais au-delà de l’aspect potentiellement scandaleux du geste, qu’est-ce que ça dit de ceux qui le pratiquent ? La mort doit-elle être encore sacralisée ? Je ne répondrai pas à ces questions, bien sûr, elles dépassent le cadre. Gardons simplement à l’esprit que si la photographie s’est fortement dématérialisée ces dernières décennies, elle n’en reste pas moins le témoin de nos états d’âme.

Une excellente série irlando-canadienne est sortie en 2020 sur le sujet de la photographie post-mortem, c’est Dead Still. Je vous la conseille !

Photo d’illustration : Laura Louise Grimsley

Cet article a 2 commentaires

  1. Hello Lucie ! Un petit mot pour te dire que j’ai lu et apprécié ton article. La sélection de photos que tu as faite est superbe, il y en avait plein que je ne connaissais pas. Je suis particulièrement impressionnée par la photo de Nadar. Pour ce qui est de l’expérience d’avoir pu observer une personne décédée en chambre funéraire, oui, je l’ai vécue, et cela m’a profondément bouleversée. À tel point que j’ai ensuite refusé de la revivre, même (et surtout) pour des personnes dont j’étais encore plus proche. Ce qui est étrange, c’est qu’autant je n’ai aucun problème à revoir des photos de mes proches décédés, autant je ressens un vif pincement au cœur à chaque fois que je regarde une photo de Shera, mon chat, qui est morte il y a deux ans, et dont l’absence me pèse bien plus que toute autre. Je ne m’explique pas cette disproportion émotionnelle, de ressentir limite plus de chagrin pour une animale que pour des êtres humains.

    1. Lucide

      Salut Marie, merci de m’avoir lue !
      La photo de Victor Hugo par Nadar est particulièrement réussie, c’est vraiment une belle photo. Et on la trouve en grande qualité. Les photos post-mortem sont un peu toujours les mêmes qui tournent dans ce genre d’articles, je ne fais moi-même pas exception à la règle mais ça n’enlève pas la force de certaines d’entre elles.
      Les visites en chambre funéraire dépendent beaucoup de la relation que l’on avait avec la personne, je pense. J’ai perdu plusieurs de mes ami·es ces derniers temps et je n’ai jamais franchi le pas pour elleux, je ne suis pas sûre d’en être capable.
      Et pour ton chat, je ne comprends que très bien puisque j’ai beaucoup de mal à me remémorer moi-même mon chat mort il y a aussi deux ans. J’ai été beaucoup plus triste de la perdre elle que ma grand-mère (navrée de comparer mais c’est la réalité). Au XIXe siècle, la photographie post-mortem pouvait aussi concerner les animaux de compagnie, ce n’est pas un hasard.

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