Ce billet a initialement été publié dans ma newsletter de septembre 2023.
« À poil les mecs, à poil les meufs, à poil les punks, à poil les keufs. »
Ludwig Von 88
Cet épisode est siglé NSFW (not safe for work). Mentions de nudité et photographies de femmes et d’hommes nu·es.
Préambule
Ces temps-ci, je pense beaucoup aux gens à poil. Voilà une bonne phrase clickbait mais pourquoi dire les choses autrement puisque c’est la vérité… La nudité est un thème classique de la photographie, qu’elle soit féminine ou masculine. Et pour bouleverser les codes, il faut se lever de bonne heure ou être un·e monstre·sse sacré·e mais j’y reviendrai. Alors voilà, j’y pense.
J’y pense parce que je suis passionnée de photographie et aussi parce que je suis une indécrottable féministe. Peu de choses dans ma vie passent à côté de ce prisme. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce n’est pas forcément une vision sombre, violente et militante de l’existence. Déjà, le simple fait que je pratique la photo en tant que femme, c’est quelque chose (même si on est plein). Parce que le milieu est encore surreprésenté par les hommes. Ouvrez YouTube et les réseaux sociaux, ils sont bien là, bien installés. Leur travail peut même être médiocre, ce n’est pas un problème, ils le montrent quand même et t’expliquent (te mecxpliquent) comment t’y prendre. C’est une attitude systémique et n’a pas cours qu’en photographie. Je suis bien certaine que vous l’avez déjà observée. Quand je me suis lancée dans le cyanotype, j’ai commencé par faire des recherches. Il y a des forums de discussion du temps jadis encore en ligne et parfois même encore utilisés qui sont des mines d’informations. Le forum de photographie est un beau vivier à mascu, mais alors le forum de photographie alternative, c’est le pompon. Ils se prennent tous pour Nicéphore Niépce.
Question de mode
J’aime bien traîner sur Internet (depuis l’an 2000 à vrai dire) et je suis quelques photographes masculins sur YouTube, je le confesse, il y en a des biens (ne cliquez pas sur ce lien si vous n’êtes pas sûr·es de votre environnement). Cet été, j’ai regardé une vidéo collaborative de plusieurs photographes qui évoquaient les pires fautes de goût selon elles et eux dans leur domaine. L’une d’elles a retenu mon attention, le nu féminin associé à l’urbex. C’est une mode pendant laquelle des photographes, essentiellement masculins, ont trouvé pertinent de faire se déshabiller des modèles femmes dans des lieux crades et abandonnés. Il semblerait qu’on veuille nous faire gober la pilule de la dichotomie entre la pureté et fragilité de la femme (sic) et la destruction et la noirceur de notre Société™. Moi, ce genre de truc, ça me donne une envie soudaine de m’affaler sur ma chaise de bureau en laissant le dossier me cisailler le dos pourvu que ça me permette de regarder le plafond en maudissant ma naissance. Et vous savez ce qui me bute ? C’est qu’on ne verra jamais une femme grosse et/ou handicapée sur ce genre de photo.
Les corps normés
Le nu féminin et le nu masculin (cis pour les deux) ont le même problème majeur, ils entretiennent l’image du corps normé. Les corps des femmes sont jeunes et minces, ceux des hommes sont jeunes, parfois moins jeunes, et musclés. C’est ce qui est considéré comme beau encore aujourd’hui parce que même si les tendance changent (et c’est pas dommage), on ne veut pas se départir de cette représentation archaïque. Le nu féminin a pris de l’avance sur l’autre, notamment grâce au mouvement body positive. Ainsi, des photographes (femmes cis, personnes LGBTQIA+) émergent (entendons-nous, iels étaient déjà là mais on les voit davantage) et sont plus enclin·es à immortaliser la diversité, la vérité en somme. On le voit aussi dans la pub et le marketing en général, même s’il s’agit de feminism washing.
Sur Instagram, c’est encore la célébration du corps normé et ce même si les photographes sus-cité·es tentent d’y promouvoir leur travail. Quand on fait une recherche et qu’on compare #MaleNude et #FemaleNude, on remarque que le second hashtag comporte essentiellement du dessin, de la peinture, bref des représentations picturales du corps féminin. Le premier aussi mais il y a davantage de photos. C’est tout à fait hypocrite de la part de ce réseau social qui ne supporte pas la vue d’un téton de sein mais dont l’algorithme pousse les contenus qui représentent des jeunes femmes sexys avec un corps normé. Cliquez sur le hashtag d’un patelin lambda et regardez les publications populaires. Vous allez peut-être être surpris·es. Pire, quand vous cliquez sur la localisation d’une publication quelconque, vous tomberez sur un max de faux comptes spams pornos. Les photos échappent aux règles d’utilisation et on les repère assez vite, elles sont suggestives, la même est répétée plusieurs fois et un QR code Snapchat peut apparaître. C’est comme ça depuis des années, rien ne change.
Le nu féminin, c’est un sacré délire. Ça déchaîne toujours les passions et toutes les hypocrisies. On veut tout (sa)voir et rien assumer, on livre un combat perpétuel entre la curiosité et la morale. Alors qu’on pourrait juste intégrer l’idée que tout le monde possède un corps, son corps, que toutes les possibilités de forme, de couleur et de texture existent et que c’est une richesse. Le seul truc qui mérite d’être universalisé, c’est le respect d’autrui sauf des nazis (donnez-moi le prix Nobel de la paix, allez hop).
La forêt vierge
Le 14 juin dernier, j’ai publié un article sur mon blog au sujet de mon aversion pour le male gaze. J’ai rapidement abordé le sujet du nu féminin en photographie suite à la découverte de Thomas Weir, photographe américain qui s’est adonné au cyanotype dans les années 1960-70. Deux photos m’ont subjuguée :
Factuellement, artistiquement, rien ne me déplaît dans ces cyanotypes. Je trouve que ce sont de belles photos, originales et bien réalisées. Dans mon article, j’évoque un peu plus en détail les travaux de Thomas Weir, notamment sa série The Virgin Forest. Notre ami Thomas aurait-il utilisé le terme “virgin” pour des photos de nu masculin ? Aurait-il seulement eu l’idée de faire poser un homme nu dans une forêt ?
Malgré toute la beauté que je leur trouve, c’est l’iconographie de ces deux cyanotypes qui me pose question. Les sempiternelles et deux seules représentations frelatées de la femme sont incarnées ici : la mère et la putain. Même que ça se mélange à un moment, le doute nous étreint. Une femme dont la grossesse est visible peut être à poil sans préjudice, on ne verra plus que son ventre. Elle n’est plus le sujet, elle n’est plus une femme, elle n’existe plus, elle est juste une mère (mes respects aux mamans). Cocasse d’avoir planté (lol) une femme enceinte dans une forêt en parlant de virginité, pas besoin d’avoir un master en histoire de l’art pour saisir les mécanismes en jeu ici. Quant à la femme allongée dans l’herbe, c’est elle qui nous fait douter. Maman ou fille de mauvaise vie ? A-t-elle une pose lascive, sexe offert, ou bien pense-t-on à L’Origine du monde de Gustave Courbet ? Et à quoi pense-t-on quand on pense à L’Origine du monde ? Je vous pose la question, moi je n’en sais rien. Mais soit, ces cyanotypes ont un demi-siècle, c’était une autre époque, bla bla bla.
Délicate fleur fragile
Dans l’inconscient collectif, la nudité féminine est vectrice de vulnérabilité. Elle peut se référer à un état originel, animal quand on veut en plus être raciste, et être traitée via un spectre tout public allant de pure à érotique, puis franchit la limite de la pornographie quand le sujet s’y prête, pour enfin faire scandale dès que c’est possible. Je suis fatiguée moi, pas vous ?
Il y a des choses qui relèvent du goût personnel mais il y en a d’autres qui véhiculent des clichés. C’est pour cette raison que j’ai un mal fou à apprécier les travaux de nu féminin d’un photographe masculin. On retrouve souvent les mêmes effets, les mêmes couleurs, la même attitude, le même message. Je préfère nettement regarder des autoportraits, quel que soit le genre de la personne, mais c’est un exemple.
Le paragraphe phallique est ci-dessous
Début septembre, j’ai profité de la vente privée d’été des éditions Taschen pour m’offrir quelques bouquins. Tous ont pour thème la photographie et l’un d’eux a pour sujet précis la nudité masculine.
Alors que le nu féminin a longtemps occupé une place prépondérante dans l’iconographie occidentale, le nu masculin n’a pas toujours fait l’objet de la même vénération. Ce recueil présente une rétrospective tardive de ces images qu’on pouvait à une époque acheter sous le manteau.
Il s’ouvre sur les œuvres érotiques anonymes du XIXe siècle et l’on y découvre les premières photos de nus homoérotiques prises par le baron Wilhelm von Gloeden, qui mettait en scène de jeunes éphèbes dans des poses classiques à Taormina, en Sicile. Vous y retrouverez également les illustrations de magazines révolutionnaires comme Physique Pictorial, principal organe d’expression de la scène gay du milieu des années 50, ainsi que tout un éventail de grands maîtres de la photo de nu masculin, comme Herbert List, George Platt Lynes ou Robert Mapplethorpe, sans oublier les “Monsieur Muscle”, équivalents de la pin-up dans les magazines érotiques.
Des dickpics sollicitées réunies à travers les décennies pendant 576 pages, un moyen de les rendre acceptables.
De fait, je trouve le nu masculin plus intéressant quand le nu féminin photographié par un homme cis m’ennuie et me déprime, voire m’effraie. Tout est politique, même la photo, même l’art, et notre œil contemporain ne peut pas y échapper.
Un mec que j'aime bien
Je termine par quelques photographies cyanotypes de John Dugdale. Si vous me suivez sur Instagram, vous êtes peut-être déjà au fait de son œuvre sinon voici. John Dugdale est américain, c’est un photographe contemporain aujourd’hui âgé de 63 ans. Atteint d’une rétinite à CMV consécutive à sa séropositivité dès l’âge de 33 ans, Dugdale a progressivement perdu la vue pour devenir aveugle en 2010. S’il a produit des natures mortes, des scènes de la vie quotidienne et du nu féminin, ce sont ses autoportraits qui m’émeuvent le plus. Voici donc un échantillon de photos (années 90) que j’apprécie beaucoup.
Photo d’illustration : Allison Heine